Je marchais vers Times Square.
Comme un dingue. Si vite que ça me flinguait les jambiers antérieurs. Et j’accélérais encore, comme si je méritais la douleur.
Je méritais cette douleur. Me foutre en retard, le jour de mon retour en France, pour une pauvre chemise à carreaux. Quel con… J’aurais du me méfier aussi. Accompagner deux nanas à Times Square. Faire du shopping. Normal. A Forever 21. NORMAL.
Forever 21, déjà, tu te demandes comment ça a pu atterrir à Times Square.
Un endroit où les écrans géants et la suractivité résistent à la nuit ; où les dizaines de panneaux publicitaires luminescents te crament les rétines et le cerveau ; un endroit dont la fascinante singularité te donne l’impression de ne pas faire partie de ces milliers de pantins de touristes ébahis qui, tout comme toi, ont l’impression de ne pas faire partie de ces milliers de pantins de touristes ébahis. Un endroit plutôt moche mais où tu peux rester assis des heures à contempler un spectacle que tu ne comprendras sans doute jamais.
Au milieu de ce symbole du luxe, de la démesure et du rêve américain, coincé entre les belles enseignes de Disney et MM’S, et en face de Levis : Forever 21. Magasin normal, pour meufs normales, avec des fringues normales. Et un tout maigre rayon masculin. Louche…
La veille, donc, j’y avais trouvé une chemise. Pas trop chère. Ni trop moche. Rien de bien foireux.
Jusqu'à ce que je rentre chez moi...
Je faisais ma valise, je partais le lendemain. Mine de rien, j’étais quand même fier de ma nouvelle chemise bought in Times Square.
Et puis en la sortant du sac, j’ai senti la pièce de plastique.
L’antivol ! La vendeuse a oublié l’antivol.
C’est pour ça, alors, que les portiques s’étaient mis à beugler quand je suis sorti du magasin. Le disque beige emprisonnait le pan gauche de ma nouvelle chemise comme deux tranches de pain peuvent contenir un steak. (Il était temps que je rentre en France, mes métaphores commençaient dangereusement à virer hamburger.)
Je n’avais pas cinquante solutions : soit retrouver le ticket et échanger la chemise, soit me démerder tout seul et forcer le bastringue. J’avais moyennement le temps de repasser par Times Square, et puis bon, si je peux ouvrir une bouteille sans tire-bouchon, je peux bien me débarrasser d’un bout de plastique dans une chemise.
Je décidai de passer à l'acte.
Selon Google, les deux parties d’un antivol sont reliées entre elles par une tige en métal et le meilleur moyen de les désolidariser est d’utiliser un aimant.
Bien sûr, pas un seul aimant dans l’appart. Ni un seul coloc d’ailleurs.
L’impasse. Je tournais le truc dans ma main avec un air nigaud.
« Forced remove will release ink and may cause injury ». La flemme de traduire.
On voit bien la tige. Je l’aurai à l’usure.
Armé d’un couteau à dents, je commençais mon acharnement et le mot ink me trottait dans la tête sans que je sache trop bien pourquoi.
J’imprimais un rythme léger et mesuré, puis accélérais progressivement.
Face à la résistance du métal, j’insistais, chassant cette pensée tenace, ink, de mon esprit pour me concentrer sur mon dégommage d’antivol.
CLAC !
La tige a pété.
Après avoir brièvement hurlé de soulagement, je réalisais que mes mains étaient bleues.
Ah, oui : « ink », ça veut dire « encre ».
Oh, tiens, le ticket de caisse.
J’en étais donc là. A tracer vers Times Square comme un bourrin pour retourner dans le seul magasin de New York que je n’avais pas envie de revoir. A moins de quatre heures de mon vol.
Je slalomais délicatement au cœur d’une marée humaine de dix-sept millions et demi de personnes (au moins).
Arrivé à l’accueil du magasin, j’explique calmement mon problème à la première vendeuse qui me répond avec un sourire désolé qu’il faut s’adresser au troisième sous-sol mais que c’est mort, mon coco, ils vont pas te la reprendre comme ça, ta défroque.
Sauf qu’au point où j’en suis, je préfère tenter le coup.
Je descends alors les trois escalators pour atterrir au bout d’une file d’attente composée d’environ beaucoup trop de monde.
Après plusieurs longues minutes d’attente, une voix désagréable, appartenant à une jeune femme brune, pas jolie, un peu grosse, trapue et à la peau très pâle me grogne d’avancer à sa caisse.
La caissière m’adresse un regard de profond mépris. Elle doit attendre que je parle. Ou que je meure.
Elle me fout les jetons.
J’essaie de me ressaisir et commence à bafouiller un truc incompréhensible, mélange de français et d'anglais, sur un ton involontairement désespéré.
Son regard est de plus en plus méprisant. Elle commence à s'impatienter.
La peur et la fatigue me font perdre mes moyens. mais je résiste et me lance courageusement dans une seconde explication.
Elle me regarde de travers, m’arrache ma chemise des mains, la considère avec autant d’empathie qu’un chat affamé pour un oiseau blessé et hausse les épaules : « Oh, the ink broke. Okay. »
Trente-sept secondes plus tard, je foulais de nouveau,
droit et fier, le sol de Times Square.
Je n’ai plus mal aux jambes, je ne transpire plus, j’ai retrouvé le sourire et une chemise toute neuve et libérée de son antivol est fraichement roulée en boule dans mon sac. Mon avion décolle dans trois heures, j’ai même le temps pour un dernier burger.